Rapport sur les activités menées en 2020 en matière d’examen préliminaire 14 décembre 2020
GUINÉE
Rappel de la procédure
155. La situation en Guinée fait l’objet d’un examen préliminaire depuis le 14 octobre 2009. Au cours de la période visée, le Bureau a continué de recevoir, au titre de l’article 15, des communications liées à cette situation.
Questions en matière de compétence au stade de l’examen préliminaire
156. La Guinée a déposé son instrument de ratification du Statut le 14 juillet 2003. La Cour a donc compétence pour juger les crimes visés par le Statut de Rome qui ont été commis sur le territoire de la Guinée ou par ses ressortissants depuis le 1er octobre 2003.
Compétence ratione materiae
157. En décembre 2008, après le décès du Président Lansana Conté qui dirigeait la Guinée depuis 1984, le capitaine Moussa Dadis Camara prend la tête d’un groupe de soldats armés qui s’emparent du pouvoir au terme d’un coup d’État militaire. Moussa Dadis Camara devient alors chef de l’État, instaure une junte militaire, le Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD), et promet le transfert de pouvoir au lendemain d’élections présidentielles et parlementaires. Cependant, des déclarations postérieures qui semblent indiquer que le capitaine Dadis Camara pourrait se porter candidat à la présidence donnent lieu à des protestations de l’opposition et de groupes de la société civile. Le 28 septembre 2009, jour de l’indépendance de la Guinée, un rassemblement de l’opposition au stade national de Conakry est violemment réprimé par les forces de sécurité, conduisant à ce qu’on a appelé le « massacre du 28 septembre ».
158. En octobre 2009, l’ONU met en place une commission d’enquête internationale (la « Commission de l’ONU ») chargée d’enquêter sur les violations graves des droits de l’homme présumées qui sont survenues à Conakry le 28 septembre 2009 et, le cas échéant, d’en identifier les responsables. Dans son rapport final, en décembre 2009, la Commission de l’ONU confirme qu’au moins 156 personnes ont été tuées ou sont portées disparues et qu’au moins 109 femmes ont été victimes de viol et d’autres formes de violences sexuelles, notamment des mutilations sexuelles et l’esclavage sexuel. Elle confirme également des cas de torture et de traitements cruels, inhumains ou dégradants au cours d’arrestations et de détentions arbitraires, ainsi que des attaques lancées contre des civils en raison de leur appartenance ethnique et/ou de leur affiliation politique présumées. La Commission conclut qu’il existe de fortes présomptions que des crimes contre l’humanité ont été commis et détermine, dans la mesure du possible, d’éventuelles responsabilités individuelles.
159. La Commission nationale d’enquête indépendante (CNEI), établie par les autorités guinéennes, confirme quant à elle dans son rapport publié en janvier 2010 que des meurtres, des viols et des disparitions forcées sont survenus, bien qu’en nombres légèrement inférieurs à ceux avancés par la Commission de l’ONU.
160. Comme il a été indiqué dans de précédents rapports, le Bureau a conclu, au vu des renseignements disponibles, qu’il existait une base raisonnable permettant de croire que des crimes contre l’humanité avaient été commis au stade national de Conakry le 28 septembre 2009 et les jours suivants, à savoir le meurtre visé à l’article 7-1-a, l’emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté, visé à l’article 7-1-e, la torture visée à l’article 7-1-f, le viol et autres formes de violence sexuelle, visés à l’article 7- 1-g, la persécution visée à l’article 7-1-h et la disparition forcée de personnes visée à l’article 7-1-i du Statut de Rome.
Évaluation de la recevabilité
161. Le 8 février 2010, suivant les recommandations émises dans les rapports de la Commission de l’ONU et de la CNEI, le Procureur général de la Cour d’appel de Conakry a nommé trois juges d’instruction guinéens (le « collège des juges ») pour mener une enquête à l’échelon national à propos des événements du 28 septembre 2009. Étant donné que la procédure suit son cours à l’échelon national, le Bureau a concentré son évaluation sur la question de savoir si les autorités guinéennes avaient la volonté ou la capacité de mener des enquêtes et des poursuites véritables, et notamment si la procédure était engagée dans le but de traduire en justice les auteurs présumés des crimes en cause sans retard injustifié.
162. Le 29 décembre 2017, le collège des juges a clôturé son instruction et renvoyé l’affaire en jugement, avec la mise en accusation de 13 des 15 prévenus, dont l’ancien chef d’État Moussa Dadis Camara et d’autres hauts responsables, dont certains encore en exercice. Plusieurs chefs d’accusation de meurtre, viol, pillage, torture, enlèvement et exercice illégal de la contrainte, entrave à l’assistance et non-assistance à personne en danger et approvisionnement illégal d’armes de guerre ont été retenus contre les accusés, à la fois en tant qu’auteurs directs et indirects. Le 25 juin 2019, la Cour suprême de Guinée a rejeté une série de pourvois contestant la portée de l’instruction nationale et a confirmé la décision du collègue des juges d’amorcer la phase du procès.
163. Le 29 octobre 2019, le Ministre guinéen de la justice, Mohamed Lamine Fofana, s’est engagé à ce que le procès consacré aux événements du 28 septembre 2009 s’ouvre au plus tard en juin 2020. Cette date a ensuite été confirmée par l’ancien Ministre de la justice pendant l’Examen périodique universel de la Guinée par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en janvier 2020. À ce jour, cependant, le procès ne s’est pas encore ouvert et le Gouvernement de Guinée n’a communiqué aucun calendrier ou plan d’action à ce sujet. À cet égard, bien que les autorités guinéennes aient attribué les retards initiaux à des questions de procédure et de logistique, la pandémie de COVID-19 et la situation politique et sécuritaire fébrile dans le pays, plus récemment, ont rendu la perspective d’ouverture du procès en juin 2020 encore plus incertaine.
164. Le 13 janvier 2020, le Premier ministre guinéen, Ibrahim Kassory Fofona, a procédé à la pose de la première pierre d’un nouveau prétoire destiné à accueillir le procès, dans l’enceinte de la Cour d’appel de Conakry. Les travaux se poursuivent, mais au vu des informations disponibles, il semble peu probable que la construction du nouveau prétoire soit achevée et que celui-ci soit équipé comme il se doit dans un avenir proche. En revanche, certains membres du comité de pilotage chargé de la logistique du procès à venir sur les événements survenus le 28 septembre 2009 (le « comité de pilotage » ou le « comité ») estiment que le prétoire principal de la Cour d’appel de Conakry constitue un lieu tout à fait acceptable et pleinement opérationnel pour la tenue du procès.
165. Au cours de la période visée, le comité de pilotage n’a organisé aucune réunion de travail. Malgré les réformes adoptées en mai 2019 par l’ancien Ministre de la justice visant à accélérer la prise de décisions, la contribution du comité à l’organisation du procès semble limitée. Depuis son entrée en fonction le 1 er juin 2018, le comité de pilotage s’est réuni à sept reprises et sa dernière réunion remonte à août 2019. À ce jour, le directeur du comité, l’actuel Ministre de la justice, Mory Doumbouya, n’a convoqué aucune réunion, nuisant ainsi à la capacité dudit comité de mener à bien son mandat.
166. Outre la détermination d’un prétoire adapté, plusieurs autres points de procédure et d’ordre pratique doivent être rapidement réglés par les autorités guinéennes, notamment sous la direction du comité de pilotage, avant que le procès puisse s’ouvrir. Maintenant que l’élection présidentielle est passée et que l’activité judiciaire a pu reprendre partiellement dans des conditions sanitaires strictes en Guinée, le Bureau fera le point sur les mesures concrètes et tangibles adoptées par les autorités guinéennes dans le but d’engager, sans plus tarder, des poursuites à l’encontre des accusés.
Activités du Bureau
167. Compte tenu des restrictions de voyage imposées par la pandémie de COVID-19 pendant la majeure partie de l’année, les représentants du Bureau n’ont pas pu se rendre en Guinée dans le cadre de leurs activités habituelles. Par conséquent, c’est depuis La Haye que le Bureau a été informé par des partenaires clés sur place de l’évolution de la situation quant à l’organisation du procès et d’autres points dignes d’intérêt pour l’examen préliminaire.
168. Le Bureau est régulièrement en contact avec des représentants d’organisations guinéennes et internationales de la société civile, des avocats des victimes et des membres de la communauté diplomatique à Conakry. Malgré les contraintes pesant sur l’organisation de réunions à Conakry ou à La Haye, le Bureau a tenu une série de réunions virtuelles, de travail et de haut niveau, afin d’échanger avec des partenaires clés sur diverses questions relatives à l’examen préliminaire, dont des points précis de coopération technique, en vue d’accélérer la procédure nationale. Le Bureau continue également d’assurer la coordination avec le Bureau de la Représentante spéciale du Secrétaire général chargée de la question des violences sexuelles dans les conflits armés, l’Équipe d’experts de l’État de droit et des questions touchant les violences sexuelles commises en période de conflit de l’ONU et son expert judiciaire détaché pour apporter un soutien aux procédures nationale dans le cadre du communiqué conjoint du Gouvernement de Guinée et l’Organisation des Nations Unies signé en 2011.
169. Le 23 janvier 2020, le Procureur a publié un communiqué saluant le début des travaux de construction d’un nouveau prétoire pour la tenue du procès sur les événements du 28 septembre 2009 et a souligné l’importance de respecter l’échéance prévue de juin 202043. Cependant, au vu du retard pris par le chantier, le Bureau cherche à obtenir des renseignements sur d’autres lieux susceptibles d’accueillir le procès dans un délai raisonnable.
170. Conformément à sa ligne de conduite positive à l’égard de la complémentarité dans cette situation, le Bureau continue d’encourager les parties prenantes à appuyer les initiatives prises à l’échelon national en vue de la tenue d’une véritable procédure. À cet égard, le Bureau a cherché à obtenir et a reçu des suggestions pour élaborer une feuille de route détaillant les mesures devant être mises en œuvre par le comité de pilotage et les autorités guinéennes dans un délai prescrit. Compte tenu des retards récurrents que connaît la procédure nationale, cette feuille de route vise à simplifier la mise en œuvre des mesures préparatoires actuelles et à venir et à garantir un procès équitable et impartial, dans le respect des normes internationales de justice. Compte tenu de l’état d’avancement de l’organisation du procès, ces mesures requises pourraient porter notamment sur la désignation d’un prétoire approprié pour la tenue du procès, la nomination et la formation de magistrats du tribunal compétent, notamment en matière de crimes sexuels, la mise en œuvre d’un dispositif de sécurité complet pour assurer la protection des victimes, des témoins et des représentants de la justice et l’élaboration d’un plan de communication général.
171. Le Bureau a analysé plus en détail dans quelle mesure l’évolution de la situation dans le pays risque de se répercuter sur la tenue effective du procès. En particulier, le Bureau a surveillé la recrudescence des violences signalées dans le contexte du référendum sur l’adoption d’une nouvelle Constitution guinéenne et de l’élection présidentielle qui se sont tenues respectivement le 22 mars et le 18 octobre 2020. Le 9 octobre 2020, suite à des signalements de violences électorales et de tensions ethniques, le Procureur a émis un communiqué appelant l’ensemble de la classe politique et ses partisans au calme et à la retenue, en condamnant les propos incendiaires tenus par certains acteurs politiques dans le cadre de la campagne électorale .
172. Dans sa déclaration, le Procureur a également souligné son attachement, au nom du Bureau, à faire de la tenue de véritables procédures nationales qui soient proches des victimes et des communautés touchées une priorité, dans le but de contribuer aux deux objectifs ultimes du Statut de Rome, à savoir la lutte contre l’impunité et la prévention des crimes les plus graves. Cependant, au stade actuel de la procédure en cours, et bien que Madame le Procureur soit consciente des contraintes strictes imposées par la pandémie de COVID-19 sur le système judiciaire guinéen, elle a dû insister sur le fait que les retards à répétition dans l’organisation matérielle du procès, de même que le contexte politique actuel, ne sauraient servir d’excuses pour empêcher l’ouverture de ce procès tant attendu.
173. Par ailleurs, compte tenu de la longueur de l’examen préliminaire et des défis particuliers posés par la situation en matière de complémentarité, le Bureau entendra élaborer un cadre définissant un certain nombre de critères et d’indicateurs, adaptés à la situation de la Guinée, qui lui permettra de peaufiner son analyse de la recevabilité. Outre la feuille de route susmentionnée, la définition de ce cadre permettra au Bureau de se prononcer, en toute connaissance de cause, sur la recevabilité au cours de l’année 2021. Conclusion et prochaines étapes
174. Depuis le rapport précédent du Bureau, les autorités guinéennes n’ont pris aucune mesure concrète en vue d’organiser le procès consacré aux événements du 28 septembre 2009. La dernière réunion du comité de pilotage remonte à août 2019 et les autorités guinéennes n’ont communiqué aucun nouveau calendrier quant à l’ouverture du procès en question, après avoir échoué à respecter celui annoncé en octobre 2019. Afin de s’assurer que les autorités nationales progressent, de façon concrète, dans l’organisation de la tenue d’un procès, le Bureau a investi du temps et des efforts sans précédent, mais qui ont toutefois des limites. Comme l’a expliqué le Procureur dans sa dernière déclaration du 9 octobre 2020, les autorités guinéennes doivent démontrer, dans les prochains mois, qu’elles ont la volonté et la capacité à la fois de lutter contre l’impunité et de prévenir de nouveaux cycles de violences.
175. Parallèlement à son évaluation des mesures à prendre pour l’organisation du procès, le Bureau consultera les autorités guinéennes et les parties prenantes quant à l’élaboration d’un cadre de référence, qui aura pour finalité de permettre au Bureau de définir les indicateurs sur lesquels il pourrait, en principe, s’appuyer pour conclure, en temps utile, s’il conviendra finalement d’ouvrir une enquête ou de s’en remettre au processus judiciaire national à l’issue de la mise en œuvre d’une véritable procédure pertinente. Le Bureau compte communiquer une ébauche de ce cadre de référence aux autorités guinéennes et aux autres parties prenantes afin de connaître leurs observations au cours du premier semestre 2021.